Chère frangine,
Longtemps,
j’entrepris de t’écrire pour te dire l’effarement qui m’englobe dans ce désert
de sens que mon savoir abstrait n’a jamais pu résorber. Et les mots ne laissant
que l’écume des choses sur les pages blanches de l’Homme, condamné comme
Sisyphe à recommencer l’ouvrage inachevé, je me résous à brûler mes doigts au
feu sacrilège que Prométhée feignit de dérober pour nous épater. Alors, toi qui
a suivi ma trace, que dirais-tu d’un autodafé qui ne renierait l’œuvre humaine
que pour mieux en exalter l’utilité ? Le paternel savait-il qu’en brûlant
la bibliothèque familiale, il avait à tout jamais semé en nous la graine folle de connaissance ? Et plus tard, quand je t’avais raconté qu’au
lycée, le professeur
F. que nous vénérions, citait à tout
bout de champ cette phrase empruntée à Proudhon que nous avions fini par
assimiler comme le B.A.-Ba. de tout savoir-vivre : « L'homme
vivant est un groupe », assénait-il comme pour nous enfoncer
définitivement dans l’esprit la loi tacite qui nous liguerait par la
complaisance, le silence et l’ignorance à la tribu. Et pour nous, à chaque jour
suffisait sa peine. L’ignorance nous irritait et la connaissance nous
rassasiait. Mais un jour, toi la petite dernière, tu me fit part de ta
découverte, de cette citation qui allait remettre en question les prestations
d’intelligence orientées de notre maître, cette définition trouvée dans
« Le dictionnaire du diable » d’ Ambrose Bierce qui allait ravager ma
sérénité bien-pensante : « Homme : animal si profondément plongé
dans la contemplation extatique de ce qu’il croit être, qu’il en oublie
totalement ce qu’il devrait être . Son occupation principale consiste à
exterminer les autres animaux et ceux de son espèce, qui, nonobstant, se
multiplie avec tant de rapidité qu’elle infeste toutes les parties habitables
du globe… »
Pendant quelques
jours, j’en restait coite, ne sachant quoi faire de l’inconvenance qui me
stupéfiait et me déroutait. Le professeur F. nous avait-il berné ou s’était-il
berné lui-même en puisant chez des auteurs reconnus, l’autorité qui devait
façonner nos têtes? Au bout du
compte, je n’en dis rien à monsieur F. Mais tu venais de m’apprendre à
désapprendre, à douter de toute autorité. Depuis, c’est moi qui te
suis à la trace. Je me dis aujourd’hui que tout de même, ces événements de
la vie de chacun qui semblent anodins aux yeux des exploits et des défaites du
groupe, c’est insensé ! Quand on brûla les livres d’Averroès, le groupe
n’y vit aucune inquisition. Mais depuis, l’incendie ne s’est jamais éteint. Et
après les livres, on se mit à exterminer des races entières. Tout cela est
indigne d’une race qu’on dit être « la race des seigneurs ».
Alors, que
reste-il aux hommes pour continuer à tracer leur avenir ?
Vraisemblablement,
ces « deux
moments de sa vie où tout homme est respectable: son enfance et son
agonie ». C’est là qu’il devra puiser sa force pour qu’entre les deux, sa
renommée qui reste à faire, n’accuse pas sa faiblesse de toutes les félonies.
Mes idées sont si confuses que j’attends de toi de les démêler…
Dans l’attente de te lire,
que Dieu te préserve de l’ignorance de tes semblables.
Nadia
Chère frangine,
Le manque me prend, feuille de vigne
traversière, anacoluthe meurtrie semée loin de nos arbres natifs … Le manque me
reprend, bouche apathique que la lourdeur du silence coupable pétrifie…
Et je reviens chercher la source…
Chercher la voix des sages, à l’aulne des fenêtres bleues, des murs à la chaux
matineuse, des toits de briques et des cris des enfants inconscients…
Et je ne trouve que ce que de
l’ailleurs j’ai banni…
Alors la voix de mon Saint me
rejoint : «Ha
! qu'on m'évente tout ce lœss ! Ha !
qu'on m'évente tout ce leurre ! Sécheresse et supercherie
d'autels... »
Qu’on immole Léthé au voile si doux ! Qu’on exècre « les
livres tristes, innombrables, sur leur tranche de craie pâle... »
Et si la source n’était point l’origine mais le retour à
l’origine ? Et si la sagesse n’était point consignée dans la mémoire de
l’écrit mais dans celle de l’oubli, dans celle d’une voix qui se voile pour
mieux se dévoiler ?
Je suspends ma quête et je te reviens, mon Amie, ma Sœur… Ma
demeure est sur l’autre rive… Sur le versant de l’abîme et de ce qui advient…
Et que ce qui jaillit ne soit point
repos ni répit… Qu’il soit experiri et traversée périlleuse vers les
oubliés, l’inexprimé et l’ineffable !
Que dirais-tu sœurette d’aller
gratter les murets, le mutisme des patriarches veules et beuglants ? Que
dirais-tu d’aller risquer nos mots aux confins du dire et de quêter un autre
silence, une autre prière, une langue au bord du sens et de l’éclatement ?
Les enjeux ne sont point ceux de
l’écrit, mais ceux d’une voix qui se fait cri, d’un cri qui se meut en réponse
à cet appel que la mémoire a honni. Le roi d’Egypte avait raison. A Thot qui
venait lui présenter sa nouvelle invention – l’écriture- comme un élixir de
mémoire et de sagesse, le roi répliqua que « cette connaissance aura pour effet, chez ceux qui
l'auront acquise, de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu'ils cesseront
d'exercer leur mémoire : mettant en effet leur confiance dans l'écrit, c'est du
dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans et grâce à eux-mêmes
qu'ils se remémoreront les choses. » Selon le roi, l'inventeur avait
confondu deux choses très différentes : « Tu n'as pas inventé un élixir de
mémoire, mais un moyen de retrouver un souvenir. Tu ne donnes pas la sagesse,
mais l'apparence de la sagesse. »
Nous sommes les Oublieux appauvris par l’oubli de nos
écrits.
Nous sommes les Gens du Livre, ceux d’une voix de mémoire
inoculée par l’écho coi et aphone de l’encre, des parchemins et des codex.
Nous sommes des Nomades que la paresse et le confort ont
sédentarisés.
Nous sommes les Amoureux du mot que le mot a trahi.
« Divinités
propices à l'éclosion des songes, ce n'est pas vous que j'interpelle, mais les
Instigatrices ardentes et court-vêtues de l'action. »
Un Oublieux sans oubli viendra-t-il
jamais des précipices de la mémoire… Aiguisant l’Histoire amarrée aux
portes des mots, des cris des mères meurtries et des enfants qui s’en
furent… ? En attendant, que la voix se fasse voie de promissions ! Et
que les cris se fassent trace d’encre rouge que noircit la profusion !
Alors
sœurette, quand le cri abolira les écarts et les dols, quand la voix défiera
les mensonges et les strips cloîtrés je te parlerai des enjeux de
l’écriture qui déjoue les jeux des jongleurs de l’Histoire enjoués et
perfides.
Oumaima
Chère Frangine,
« L’Histoire amarrée aux portes des
mots », me disais-tu. Et je te réponds que l’Histoire est cet oracle qui
polit nos prophéties pour mieux les laminer, cet entonnoir où s’engrangent
l’incongru, le captieux et l’iridescent et dont une zia de mauvais esprits en a
fait le commerce le plus odieux de tous les temps. Tu m’amènes ainsi, au seuil
de la souvenance et de ses fulgurances, à la rectitude du mot qui répugne à
toute asymétrie, à la parole qui gonfle et s’étrangle au goulot du silence
comme le chameau qui attend de passer par le châssis de l’aiguille. C’est cela
un livre sans lecteur, une vie dénuée de sens et un savoir vidé de toute
symbolique. Cela sonne creux l’histoire, comme les maisons du patrimoine,
coquilles sans âmes, hantées par des spectres monolithiques et bigarrées.
Ainsi est la mémoire, intermittente comme une
étoile filante, insoupçonnable comme la crue du désir. L’inappétence la nourrit
et l’oubli est en vérité sa matrice, la trêve de ses errements et le voile de
ses foudroiements. Te rappelles-tu des contes de nos deux grands-mères entre
Machreq et Maghreb écartelées, ces images volées à notre enfance qui ont surgi
tant de fois entre les lignes des livres où, adultes, nous cherchions la trace
des légendes personnelles que des reines bien-aimées, de gentils bergers et des
petits poucets ont tissé. Où sont-elles passées les sept vierges enfermées
derrière sept portes que le méchant ogre guettait !
Et puis, au détour de la millième nuit, le
sens absent est resté constellé par le texte sacré, au fil des versets
coraniques qu’aucun mythe n’a pu enrayer. Le Puissant et le Miséricordieux,
Celui qui n’a pas d’Egal, Celui qui est l’Origine et la Fin. Tu nous avais
toutes supplanté en apprenant par cœur et très vite les sourates que tu
récitais fièrement. Toi, qui voulus être un garçon, comme si pressentant le
désarroi du paternel, tu avais tenté d’exorciser la malédiction. Sans jamais
comprendre que Shéhérazade n’avait pu rompre la sentence que grâce à son
érudition et à sa prévoyance. Et si elle avait entraîné avec elle, sa sœur
Doniazéde, dans cette aventure périlleuse, c’est bien pour lui apprendre à
manier le pouvoir des mots, à appliquer la connaissance comme un baume sur les
plaies de l’ignorance et de l’inadvertance. Une grande leçon de savoir et de
savoir-faire qui s’est perdu dans le brouhaha des révérences et des
compromissions entre hommes et femmes. Est-ce à ce moment-là qu’advint pour
nous la perte de toute séduction, préoccupées que nous étions à débusquer la
valeur ? Aujourd’hui, Shahrazade serait psy ou pédagogue et Doniazéde
une féministe acharnée! D’autres livres restent à écrire, mais que serait
Shahrayar !
Enfin, vois-tu, cette idée que le savoir et
le pouvoir appartiennent aux aînés a été elle aussi dilapidée avec le déclin de
la transmission. Du coup, le droit d’aînesse en a pris un coup. Et Esaü,
méprisant son droit d’aînesse, le vendit à son frère Jacob qui « ne
s’intéressait guère à la part double de l’héritage qui revenait avec le droit
d’aînesse, mais ce qui le préoccupait, c’était le sacerdoce qui était la
prérogative des premiers-nés dans les temps anciens, et Jacob craignit de voir
son frère impie jouer ce rôle, alors que celui-ci méprisa tout service divin. »
Selon la Bible, pour les punir, Dieu condamna les descendants de Jacob à être
soumis à ceux d’Esaü, les Edomites. Tout est inscrit ici et là, et malgré le
règne des mites, des manuscrits de telle mer morte viendront encore sonner le
glas des vérités imparfaites. Tu vois, les aînés n’ont du mérite qu’à travers
le filtre spongieux des derniers. Imbus de leur privilège, les premiers
finissent par convoiter la subtile insoumission des seconds. Et les cadets,
voués à un dévouement iconoclaste, réinventent le sacerdoce et ses facéties.
Voici venu le temps du mépris, du lucre de la
parole et du stupre du mot. Le livre est demeuré ouvert sur une page blanche et
démesurée et un lecteur seul ne suffit plus pour la tourner. Car depuis que des
pages arrachées ont été dérobées, les scribes prolifèrent comme des papillons
de nuit…
Puisses-tu, en cette ère de disgrâce, jeter
bas tes livres de chevet pour une aube claire et désabusée, entretenir le feu
sacré de tes autodafés pour laisser se décanter le verset inaltéré et
inaltérable.
Nadia
Chère frangine,
Les tours en face de mon balcon s’illuminent petit à
petit. Le soir revient de loin, aussi timidement que le silence qui s’installe.
J’aime ce silence et j’aime cette nuit. Et j’aime la gravité de ce canal qui se
prosterne à mes pieds.
Je suis partie il y a… Je ne me souviens plus. Peut-être
depuis toujours ou jamais. Mon cœur n’a point balancé entre l’ici et le là-bas.
Et là où j’étais, je fus chez moi.
Toi qui m’as vue grandir et qui m’as si souvent reproché
mon tempérament casanier, tu sais que les dehors ne m’ont jamais séduite.
Je fus et serai une "pantouflarde" éprise
d’ailleurs et qu’aucun ailleurs ne comblera.
« Plus loin, plus loin, où sont les premières îles
solitaires – les îles rondes et basses, baguées d’un infini d’espace, comme des
astres. »
Et pourtant j’aime cette ville que j’ai apprivoisée sans
la laisser m’apprivoisée. Je ne connais ni les noms des rues ni les itinéraires
qui mènent aux monuments prestigieux. Je connais la perdition et les
"chemins qui ne mènent nulle part." Je connais ces petites ruelles
fraîches et sombres que le hasard m’a fait découvrir et qu’un autre hasard
devra me les faire retrouver. Je connais ces odeurs saumâtres et matinales qui
s’accompagnent tantôt des sons mélodieux ou cacophoniques des musiciens nomades
tantôt du rythme grisant du métro. Et je connais ces gens qui s’ignorent par
peur ou par dépit… Certains plongent leurs regards dans leurs romans, d’autres
somnolent ou osent encore rêver de lendemains meilleurs.
Moi, je ne rêve ni ne lis. Mais savoure l’incongruité de
ce partage des solitudes égarées et la prestance de cette liberté tyrannique
qui défie l’instance des espaces et des lieux. Et parfois, quand nous émergeons
de sous-terre, j’observe ces balcons fleuris, épie ces fenêtres riantes sur les
rives du présent et m’enivre de soleil et de pluie.
Paris est beau. Non ! Paris est belle. Comme le fut
la douce Hasselt et Sousse l’enjouée… Comme le seront ces autres belles qui
feront mes ici.
Paris est belle, malgré la norme et l’usage. Aussi belle
qu’une séductrice fatale qui ouvre ses couches soyeuses et nubiles au voyageur,
qui croit la posséder et ne fait que la prendre dans ses havresacs et ses
regrets.
Je fredonne Les prénoms de Paris de Brel et me dis
que jamais je n’aurai ni regrets ni remords et que mon cœur ne souffrira guère
de ce nostos, dont la nostalgie est le mal. Ma nostalgie à moi est ce
qui suit et non ce qui précède. Je suis un Don Juan, amoureux d’une terre promise, d’une terra incognita, d’une ville qui ne ressemble à aucune autre tout en étant toutes les
autres. Cette ville je la porte en moi. Elle est trans-géographique. Elle est
ce chez-moi fondé sur l’ailleurs que j’habite en nomade.
Te souviens-tu du
surnom de « mille-pattes » dont vous m’aviez affublée Bes et
toi ? Il me convient toujours, même si j’aurais préféré celui de « la
fille aux semelles de vent. » Non que je me prenne pour Rimbaud, mais
parce que mon goût immodéré pour les chaussures, qui fut à l’origine de ce
sobriquet, révélait déjà mes pérégrinations futures. User mes semelles, tel est
mon destin. Je fais partie, malgré moi, de cette secte d’homos sapiens, mais j’appartiens de cœur et d’esprit à la « phratrie » des
homos peregrinus pour qui « les îles rondes et bases »
ne sont qu’un objet empirique de désir et les villes ne sont que des rades, des
escales qui étirent l’acmé de ce désir par delà tout manquement à l’esprit de
départ… Et ce n’est point pour fuir que nous courons ! C’est pour chercher
le plus loin, pour tendre indéfiniment vers « ces rives lointaines où déserte la mort », vers ce telos qui n’est ni un retour ni une fin mais un
non-but et une non-limite, une démesure et une ivresse d’espace qui inventent
un nouvel isolario, une nouvelle géographie aux normes de ce
« prurit de l’âme (qui) nous
tient encore rebelles », aux
abondances de cette dé-sidération, de ce désir d’ailleurs qui ne manque que de
l’ailleurs et ne survit que par le manque de l’ailleurs.
Le bleu de l’aube
se lève… Mon Saint-Martin s’étire et me revient… Bientôt les bruits des voitures
vont envahir le silence et dissoudre la magie de la nuit et pourtant Paris
restera toujours belle… A l’image de sa Marianne… A l’image de notre mère… A
l’image de notre fratrie sororale… A l’image d’une femme que le temps a oubliée
et qui demeurera la seule effigie des villes dont la première empreinte
fut prise sur le sein d’Aphrodite.
Il fera beau aujourd’hui… J’irai en promeneur solitaire
rêver ma future halte et ma prochaine conquête… Et je rêverai pour nous cette
« aube claire et désabusée » qui rendra au feu de Prométhée
l’embrasement et le flamboiement des origines pour que nos cœurs soient dignes
de ces cités des « grandes transhumances. »
Oumaima
Chère frangine,
Je rêve comme toi d’une cité, où, marcher est une ronde sans
consignes et habiter, une halte dont les liens me dépossède comme ton voyageur
à qui s’ »ouvre les couches soyeuses et nubiles », et autres
« havresacs ».
Dans le théâtre antique, ce vadrouilleur impénitent était un
héros et ses tribulations servaient d’exemple à la cité et même à l’Olympe.
Quant à la comédie, Kundera en dira à juste titre : « Je ne cesserai
de revenir à cette immense idée de Paz : l’humour n’est pas inné dans l’homme,
il est une conquête de la culture des temps modernes (ce qui veut dire que,
même aujourd’hui, il est loin d’être accessible à tous et que personne ne peut
prévoir combien de temps cette « grande invention » restera encore
avec nous). » De même que le rire n’est plus le propre de l’homme,
« le tragique nous a abandonné ». Rabelais n’a-t-il pas crée à partir
du grec le mot « agélaste » pour désigner ceux qui ne savent pas
rire ? « Il avait horreur des agélastes, à cause desquels, selon ses
mots, il a failli « ne plus écrire un iota » »
Et j’aime tout autant citer encore un extrait du dernier livre
de Kundera qui dit :« Il y a des gens dont j’admire l’intelligence,
estime l’honnêteté, mais avec lesquels je me sens mal à l’aise : je
censure mes propos pour ne pas être mal compris, pour ne pas paraître cynique,
pour ne pas les blesser par un mot trop léger. Ils ne vivent pas en paix avec
le comique. Je ne le leur reproche pas : leur agélastie est profondément
enfouie en eux et ils n’y peuvent rien. Mais moi non plus je n’y peux rien et,
sans les détester, je les évite de loin. Je ne veux pas finir comme le pasteur
Yorick. »
Du Pirandello, peut être, servi en plat froid, pour « Vêtir ceux qui sont nus »
et mettre en scène des femmes qui, dans le mensonge et la mythomanie, tentent
de fonder une vie authentique: elles s'offrent à l'amour d'un homme qui les
modèlerait et les créerait, et cèdent à l'intérêt et à la mesquinerie d'une
société qui se referme sur elle-même, et dans laquelle le vrai est indécidable.
Mais, les protagonistes se sont dilués dans la ténuité des
didascalies. Alors, tu vois, ici, pas besoin de décor, l’espace est un
capharnaüm contre quoi les corps butent et s’acharnent inlassablement. La
densité est ailleurs, dans les naos désertés des petits bourgs où il y a « tout
un amas de gestes rituels dont nous n'avons pas la clef, et qui semblent obéir
à des déterminations musicales extrêmement précises, avec quelque chose de plus
qui n'appartient pas en général à la musique et qui paraît destiné à envelopper
la pensée, à la pourchasser, à la conduire dans un réseau inextricable et
certain ».
«Ce partage des solitudes égarées » et « cette
liberté tyrannique qui défie l’instance des espaces et des lieux » dont tu
parlais n’y est pas, n’y est plus. Aux
abondances, a succédé le manque, pas celui qui fonde l’oubli, mais un miserere
sans pénitence. La vie s’y écoule par des entonnoirs exigus qui ne laissent
filtrer aucun dépôt, aucun minéral, privant l’alchimiste du labeur que lui
procure la matière vivante et sacrée. Ici, les vidoirs ont été bannis, pour des
raisons d’assainissement de l’environnement, qu’ils disent.
La rédemption de la
matière n’est plus qu’une tentation, recyclé en art théâtral dont les derniers hommes
voudraient que « le pantin verse des larmes de bois, pour prendre
congé » comme dans le poème d’Aragon. Le public est resté à traîner dans
les rues où le même vaudeville est sans cesse reporté, de crainte que le
ridicule ne finisse par en tuer quelques uns. Souvent, adossé aux murs ou assis
sur les trottoirs, ce public, qui n’en est plus un, cure et récure des
historiettes inutiles, des happenings stichomythiques. Les rampes sont
rouillées, le trou du souffleur, remblayé, et les trois coups, une lubie qui se
perd dans la cacophonie générale.
Et ces troubadours
ressuscités, sur la grande place de Beaubourg, m’amènent à te parler de ce
dernier grand ménestrel du siècle, Abderrahmane Al Abnoudi, sa scène est le
monde et ses tirades sont des cordes raides sur lesquelles dansent
l’indifférence et de l’oubli. Et je ne peux qu’en revenir en dernier lieu à
Kundera, cet exilé fécond, qui écrit : « L’inoubliable choc de
l’oubli a transformé l’île des esclaves en théâtre des rêves ; car ce
n’est que par des rêves que les Martiniquais purent imaginer leur propre
existence, créer leur mémoire existentielle ; l’inoubliable choc de
l’oubli éleva les conteurs populaires au rang de poètes de l’identité (c’est à
leur hommage que Chamoiseau a écrit son Solibo magnifique, 1988) et
légua plus tard leur sublime héritage oral aux romanciers… Car l’Histoire avec ses mouvements,
ses guerres, ses révolutions et contre-révolutions, ses humiliations
nationales, etc., n’intéresse pas le romancier en tant qu’objet à peindre, à
raconter, à expliquer ; le romancier n’est pas le valet des
historiens ; pourtant l’Histoire le fascine et l’inspire : elle est
pour lui comme un projecteur qui tourne autour de l’existence humaine et en
éclaire les possibilités inconnues et inattendues qui, dans les temps paisibles
et immobiles, ne se manifestent pas, restent cachées, invisibles. »
Je ne cache pas que ma pensée va ici à ton Saint-Martin, à ton
Saint John Perse qui, lui aussi, érigea
l’inoubliable choc de l’oubli en une infinitude de jeux de rôles, de
scènes originelles, prédisant la survivance du rideau de feu, sans l’urgence
qui le crée. La vraie vie est ailleurs, aurait dit un autre errant. .. N’est-ce
pas ma mie ?
Nadia
Lettre à mes sœurs…
Il est un lieu dont j’ai rêvé…
Il est un lieu où la distance
s’altère et s’étend…
Il est un lieu où l’infinitude
dispute le désir aux horizons…
Il est un lieu que j’eusse conquis
s’il se fut laissé prendre…
Et en ce lieu, mes sœurs, je
voudrai être enterrée…
Entre l’insondable des cieux et
l’incommensurable du non-lieu.
« Ci-gît
celle qui ne cesse de naître, de traverser et de passer son chemin…
Ci-gît
celle qui ne cesse de courir la béance, le rien et l’ailleurs…
Jusqu’à
la mort et au-delà de ses rives… »
*******
« Vous
n’avez pas assez de chaos en vous pour faire un monde », disait Russel au
jeune Joyce. Et Maldiney de préciser que ce chaos n’est pas à prendre au sens
de « confusion, mais selon l’étymologie, de béance. » Nul
autre espace plus que le désert n’est porteur de cette béance
« inaugurale. » Toujours partagé entre deux symboliques opposées,
celle de l’aridité et celle de la purification, il n’a cessé d’être lieu de
désir. Plus que l’analogie phonique et au-delà de l’opposition sémantique, le
désert et le désir s’allient indéfectiblement. Que celui qui n’a point brûlé de
désir dans le désert jette la première pierre ! Le désir est ce cheminement
vers un là-bas toujours débordé, outrepassé et continûment provisoire, il est
ce chemin du désert qui impose le génitif du sens et le non-but de la direction.
La terre promise est d’abord désir de promesse et promesse d’un désir
inaltérable et le désert est cette désertion de la sédentarité et ces
desiderata déployés au rythme de pas et de traces qui s'estampent sur ces
milliers grains de sable qu’emportent le vent. Telle est cette voi(e)x
persistante et tenace qui m’appelle et me convoque. Telle est ta peinture,
Sourire et telle est aussi ta poésie, Rosée…
« Surtout,
il faut passer au non-savoir ; car en ce chemin, laisser son chemin, c'est
entrer en chemin » écrivait saint Jean de la Croix. Quel est
« ce chemin » désigné par le mystique si ce n’est celui du nada
et de l'incertitude ? Quel est ce chemin si ce n’est le reniement de tout
ce qui est tracé d’avance, de tout ce qui a l’apparence de l’intelligibilité et
de l’évidence.
Non, ma Basma,
la peinture n’est pas faite pour être comprise mais pour être entendue comme un
chant, comme une prière, comme la litanie d’un rosaire qui nous guident sur le
vrai chemin, celui qui ne mène que vers l’ineffable. Le désert comme la
peinture n’ont « rien à signifier. » Leurs sens se devinent non dans
une signification certaine mais dans une signifiance éclatée et impétueuse.
« Dès que la peinture prend conscience de son but, se fixant du même
coup une limite, elle n’est plus » écrit Bazaine dans son Exercice
de la peinture. Je regarde tes tableaux, je scrute tes Trois sœurs
et ce qui fut réel sous tes doigts, ce qui fut Nous sous tes couleurs se
dérobent et récusent et l’instance du regard qui se souvient et la fadeur du
modèle qui abdique. Ta peinture ne recrée pas ton monde ni le monde, elle crée
un monde que tu ne posséderas qu’au risque de le perdre, de te perdre… Te
dépouiller petit à petit de ce que tu crois savoir de toi-même et de ton art.
Tel est – me semble-t-il – le secret des couleurs et des mots. « C'est
au seuil de l'asphyxie de l'homme que naîtra en lui la grande respiration du
monde. » Le peintre « naît vieux. » Vieillesse d’un
savoir illusoire, d’une somme de souvenances qui prétendent s’incruster sur la
toile et porter son nom. Lui, Bazaine, avait même renoncer à donner des titres
à ses tableaux pour laisser tomber du même coup toute cuirasse devant l’élan
créateur. La jeunesse serait alors ce qui vient, ce vers quoi on chemine dans
la traversée du désert. Et à mesure qu’on avance, on se dévêt de ce qui ne fut
que mirage, on démet le sujet de ce pouvoir du « Je. » C’est aussi
cela le « je est un autre » de Rimbaud. Car les mots aussi connaissent
ce désert et ce désir qui les traversent, qu’ils traversent et qui les portent
au-delà du sens et du dicible. Tu le sais aussi bien que moi, ma Nadia. Te
souviens-tu de ce passage dans Le Livre à venir, que tu m’as fait
découvrir, où Blanchot rappelle que les peuples du désert ont vu naître les
grands prophètes, ces hommes qui ont reçu l’ineffabilité même et qui sont
appelés à transmettre cette parole sacrée ? Le désert est ce non-lieu où
surgit cette parole reçue « en langage clair ! Versions données
sur deux versants ! » Il est ce spatium où la distance se
fait immédiateté de la naissance, ce « lieu sans lieu » où
se fonde le pacte du souffle qui se fait verbe, de l’appel qui s’ouvre en
chemin et du chemin qui s’adonne au désir. La parole n’est-elle pas une réponse
à cet appel ? N’est-elle pas ce désir toujours réitéré qui ne peut se
contenter du Dit ? Face au spoudaios de la sagesse grecque, le
désert impose un nomade hanté par le désir du Dire et l’invocation de l’appel.
Un désir et un appel qui destituent la quiétude et le contentement autarciques
du quotidien et qui font fuir Jonas loin de la face de l’Eternel.
Au cœur du
désert, jaillit une parole soutenue par l’ébranlement et l’aspiration non pas
vers… mais par… ce qui invoque et advient. Une sorte d’élection qui est « un
surplus d’obligation » Car pour reprendre Lévinas « Nous ne
sommes pas dans la situation où on pose la question mais c’est la question qui
vous prend. »
Quelles que soient nos voies, nous
traversons toutes le même désert et nous habitons le même désir qui par-deçà
les mots nous ramènera les unes aux autres. En attendant de suivre vos pas,
veuillez sur mon désert et n’oubliez pas mes dernières volontés !
Oumaima
Poème à mes sœurs
Il y a des jours… des mois, où les Lettres se
vo(i)lent. Partent quelque part, ne donnent plus ni nouvelles ni échos. Elles
sont ailleurs et moi, je reste au même endroit… La même chaise en manège, la
même table qui me souffre et se réjouit. De me voir reprendre mon Saint… Et
là-bas, le Saint-Martin coule encore… Des eaux troubles et des jours au bleu
des yeux. Qui l’eut cru ? Je vis avec des morts et je ne vis que de mieux
en mots ! De mieux en mieux, ou de plus en plus… le temps me semble si
court, même arrêté. Et repris au rythme de mes doigts… Je ne peux que courir le
temps ou écrire encore… Alors, j’écris les mots de ces morts qui habitent mes
heures. Quand reviendra le temps des vivants, reviendront les Lettres en vrac
et en mesure… Pour l’instant, chères sœurs… Pour cet instant qui déjà demeure,
recevez mes baisers, ma liesse des jours rares et des mots aussi… Ceux de l’attente.
Celle du retour des vivants.
C’était la solitude qui revenait.
Je l’eusse concédée si l’amour eût été de trop
Les détroits se cambraient aux iambes des lanternes abasourdies…
Sous
les rideaux enfumés et enfuis
C’était la solitude qui tanguait.
Je l’eusse bannie si le si peu se fût abjuré en enclos
Il était loin ce temps de l’autre brisant les nœuds en reptiles,
Les
réclusions captivantes du pays flamand…
Il était loin ce temps du partage feignant les présences en pâtures,
Les
prés du sens en accord des limons craquants…
J’ai perdu le goût de l’autre, des feintes pompeuses et de l’attente en
parodie
J’ai perdu l’haleine des réveils, des absences œstrales et de l’almanach en
accalmie…
J’ai perdu le temps
J’ai perdu ma mansarde
Et j’ai perdu mes cieux…
Le ciel était bas et mes
fourmillements par dessus…
Le ciel était là,
Aux combles de ma mansarde
qui déjà s’était tue.
Voilà que l’homme qui rêve
me revient…
Marchant sur le vide des
abnégations malingres et des pans fluets et sans hosties…
Il a foulé ma terre des
roses où je ne suis point née
Et revient me conter ce
que l’Histoire n’a point retenu…
Il m’a ramené un bout de
terre, une odeur de rosier phénicien et des grains de sable entassés dans un
flacon en deuil et scellé…
Et les petits flacons
s’empilent…
Autant de retours qui
taisent un départ gonflé de veines et d’un ici proscrit…
L’herbe grasse et mouillée
a-t-elle gardé ma trace ?
Je revoie le chemin, la
petite rivière de la maison des vieux
Je revoie les palissades,
les coins de verdure attablés dans la rosée flamande…
Je revoie mes yeux
crédules, se balançant entre le mensonge et l’oubli…
Je revoie mon ombre fixant
le cimetière des réfugiés,
Et la voix de l’Etranger
qui me parle de sa natalité et de la mienne interrompue…
Qu’on ne vienne plus frapper à ma porte !
Qu’on ne vienne plus rafraîchir mes seuils et orner mes sièges de mots
jurés sur les pas lubriques des pièges alités… !
Qu’on ne vienne plus semer les pouls scandés en mesures de faux-fuyant,
d’allégations crédules et de sourires brisés !
Je ne veux ni cinabure ni fibule en émaux
Je ne veux ni ail en chemise ni goitre en acmé.
…
Je veux l’absence,
La patience de l’attente
Et l’attente sans retour…
Je veux des haies en montagnes,
Des montagnes en embrassades
Et des embrasures en détours…
Je veux ce silence qui tue
Laissez mûrir l’oubli !
Laissez le soufre loin de ma peau en poussière,
De mon lit oisif et en instance parcellaire et poussiéreux.
Oumaima